Pour Naissance d’un pont, je souhaitais écrire un livre avec une pulsation narrative, une histoire qui avance. J’étais intéressée par la dimension d’épopée contemporaine, au sens où l’action tire la narration, où elle est le carburant du livre.
Il y avait cette idée du début, de la fin et, entre les deux, cette traversée. Cela a été extrêmement générateur d’imaginaire.
Et puis, j’ai pensé qu’un pont serait un bon motif, car sa construction promettait un livre actif et pouvait, aussi, être une piste pour réfléchir à la question de la conciliation.
Car il y a de la dialectique, dans un pont, puisqu’il y a immédiatement deux rives à réunir.
Oui, et ce qui m’est très vite apparu, c’est que j’allais pouvoir raconter la construction de ce pont en mobilisant beaucoup de personnages, parce que le pont convoque immédiatement du « beaucoup » : beaucoup de monde, beaucoup de matière, beaucoup d’efforts, de mouvement. Autour de ce pont, qui est le véritable personnage principal, se trouvent des figures majeures –
Diderot, Summer, Jacob, Sanche. En synchronisant l’écriture du roman avec la construction du pont, j’arrivais à creuser des niches pour les personnages, à faire des développements à leur propos, des flash-back.
Ces chantiers m’intéressent aussi parce qu’il s’y joue des questions très humaines. Des options, des philosophies s’y entrechoquent.
Les dimensions techniques aussi sont intéressantes, car elles portent en elles ce qu’on engage de soi, de savoir, de gestes, pour réaliser de tels ouvrages.
Oui, et c’est bien la question du livre : qu’est-ce que produit la construction d’un pont en reliant deux espaces, séparés par un fleuve : une ville en pleine expansion et une forêt restée un peu à l’écart de l’Histoire ? D’autant que le pont est un motif extrêmement positif sur le plan symbolique.
Un grand pont, c’est un beau geste, c’est un rayonnement, c’est aussi l’image d’une ville ouverte, qui connecte des espaces. Il fait le lien entre les paysages, entre les bâtiments, entre les hommes. Et je souhaitais, aussi, creuser cette idée du monde qui change.
En fait, qu’est-ce qui change quand on change ? Tout cela me passionne toujours.
Il y a un nouveau paysage, qui va forcément convoquer une déstabilisation. Car le paysage, précisément, ce n’est pas une surface, c’est un sentiment, connecté au souvenir, à la mémoire et aussi à l’imaginaire, à la projection.
Ce sont des moments de bascule très intenses pour les habitants de ces lieux qui bougent. Il y a quelque chose qui n’est plus là et autre chose qui a surgi et que l’on va habiter. Bien sûr, ça change la vie ! Par exemple, quand on intensifie les connexions, cela produit de l’énergie, de la curiosité, plus de liberté. Je repense à un travail que j’avais fait à Stains, où je m’étais rendu compte que les jeunes n’allaient jamais à Paris.
Il y avait vraiment cette étanchéité banlieue-ville, ce périphérique comme anneau indépassable. Donc, la manière dont une zone peut être désenclavée, dont on peut abolir certaines frontières, est structurante.
On est dans une période où les transports ferrés vont prendre une importance étonnante avec le Grand Paris. Évidemment, cela va changer la vie des gens ! Je me pose néanmoins la question des modalités de ces trajets. Comment ont-ils lieu ? Que vit-on dans ces interstices-là ? Comment peut-on faire de ce moment un temps qui soit riche ? Cela me paraît parfois plus fort que de vouloir abolir les distances.
Je les regarde toujours comme des territoires d’inspiration, mais avec peut-être plus d’inquiétude que je ne le faisais il y a dix ans, parce que la question écologique et celle de l’artificialisation des sols sont devenues plus intenses : on entre dans une période où il faut faire attention. Ces prouesses techniques peuvent me toucher dans leur beauté et dans le savoir qu’elles engagent, dans leurs recherches poussées qui peuvent changer la vie.
Mais je reste assez vigilante. Par exemple, ces villes qui surgissent sur les eaux, comme ces îles artificielles qu’on a vues au large de Dubai, ont quelque chose de totalement vain.
Peut-être qu’actuellement on serait plutôt dans le reconditionnement : on rénove, on restaure.
Je pense que les grands chantiers deviennent rares et qu’ils doivent répondre à des enjeux plus vitaux, plus nécessaires.
Si l’on considère que les villes sont une matière vivante, en mouvement perpétuel, on peut effectivement se dire que la réalisation de grands travaux exprime ces pulsations de vie. Car c’est évident, la ville est un corps vivant qui se régénère.
Il y a des pans qui tombent, des membres qui vieillissent, on en remplace d’autres, on fait des greffes, on se relance.
Et tout cela, ces pulsations de la ville, celles des chantiers, crée des promesses de rencontres, d’ouvertures, de connexions. Mais la ville a aussi un murmure, elle n’est pas seulement la symphonie des grosses caisses, son cœur bat aussi dans des formes plus modestes et peut-être plus légères, et là-dessus il me semble que les urbanistes ont un rôle énorme à jouer.
MINI-BIO
Maylis de Kerangal, née en 1967 à Toulon, a publié de nombreux romans – Je marche sous un ciel de traîne, Corniche Kennedy, Tangente vers l’est, Réparer les vivants… –, dont plusieurs ont été primés et adaptés à l’écran.
Découvrez notre dernier podcast « Voix de la ville » avec l’auteure Maylis de Kérangal sur son livre « Naissance d’un pont ».
Découvrez notre dernier podcast « Voix de la ville » avec l’auteure Maylis de Kérangal sur son livre « Naissance d’un pont ».