Lorsque les services du quotidien sont dématérialisés,quand les gestes les plus simples – effectuer une démarcheadministrative, consulter un horaire de bus, suivre lascolarité de son enfant – nécessitent de posséder etde manipuler avec aisance un smartphone ou un ordinateur,c’est une inégalité de plus qui se creuse entre les générations,les milieux sociaux, les diplômés et les non-diplômés.
Des questions très concrètes
La crise sanitaire du Covid-19 l’a mis cruellement en évidence : de nombreux foyers n’ont pas les ressources pour équiper chaque membre de la famille d’un ordinateur ou d’un téléphone portable, ou pour payer un abonnement Internet.
Pour d’autres, c’est la maîtrise de l’outil qui pose problème. Mais pour Antoine Picon, directeur de recherche à l’École des ponts ParisTech et professeur à la Graduate School of Design de l’université Harvard, « on voit bien que l’inégalité d’accès au numérique vient se greffer sur des inégalités existantes. Le numérique ne peut se penser indépendamment du monde physique : difficile de télétravailler au calme ou d’étudier à distance dans un logement trop petit, où l’on ne peut pas s’isoler des autres membres de la famille ».
Facteur de progrès pour ceux qui en maîtrisent les codes, le numérique margina-lise les autres, aggravant leurs difficultés d’accès aux droits, au travail, à la com-munication avec autrui. Un peu partout en France, les territoires multiplient donc les innovations pour combler le fossé. Rennes et Grenoble se sont dotées d’un plan d’inclusion numérique, avec le sou-tien d’Emmaüs Connect. Le Grand Besançon a travaillé avec une start-up locale pour créer une interface « filtre », qui permet aux utilisateurs peu à l’aise avec Internet de retrou-ver, quel que soit le site qu’ils consultent, les mêmes icônes, le même langage et les mêmes champs à remplir. À Alfortville, les usagers peuvent se faire aider par les agents de la ville pour effectuer leurs formalités sur des bornes tactiles au sein du « Kiosque », un espace public implanté à proximité de la gare RER.
Aujourd’hui, il existe quelque 10 000 lieux de médiation numérique dans l’Hexagone, dont 4 500 Espaces publics numériques. S’y ajoute une nouvelle génération de « tiers-lieux » gérés par des collectifs privés, des associations, des établissements d’enseignement. Pour les soutenir, le gouvernement a lancé en 2019 un programme national de développement. Objectif : consacrer 110 millions d’euros sur trois ans à la création de 300 « fabriques de territoire ». En 2022, 100 % des démarches administratives pourront se faire sur Internet. Mais serons-nous alors tous égaux devant cette dématérialisation des services publics ? La question est posée et elle est plus que jamais d’actualité avec la crise sanitaire.
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Millions de Français se disent éloignés du numérique.
« Le numérique ne peut se penser indépendamment du monde physique. »
64 %
des 75 ans ou plus et 41% des personnes sans diplôme ne se sont pas connectés à Internet en 2019.
« L’illectronisme est l’illettrisme des temps modernes. »
Qui sont les exclus du numérique ?
Marie Cohen- Skalli Pour le savoir, il faut croiser différents chiffres : selon l’Insee, 17 % des Français ne parviennent pas à utiliser le numérique pour des usages courants et 47 % manquent d’au moins une compétence de base. Jeunes, seniors, citadins ou habitants des zones rurales, les profils sont multiples et déjouent les clichés. Certains seniors ont un bon taux d’équipement mais peu de compétences ; les jeunes peuvent être très à l’aise sur les réseaux sociaux mais beaucoup moins quand il s’agit d’utiliser le numérique dans un contexte professionnel, pour rédiger et envoyer un CV, par exemple.
Vous évoquez le taux d’équipement. Qu’est-ce qui bloque ? L’accès aux compétences ou l’accès à l’équipement ?
Marie Cohen-Skalli Les deux, mais pendant longtemps, on s’est surtout intéressé au volet compétences, en répondant par l’accompagnement des publics. Or on s’aperçoit que l’une des barrières importantes, en France, c’est le coût de l’équipement et de la connexion. Un rapport récent du Capgemini Research Institute montre que, pour 56 % des personnes hors ligne âgées de 22 à 36 ans, le coût d’un appareil est la raison pour laquelle elles n’ont jamais utilisé l’Internet. Un smartphone, ça se perd, ça se vole, ça se casse et c’est trop cher pour quelqu’un qui est aux minimas sociaux.
La crise sanitaire accélère-t-elle la prise de conscience de ces enjeux ?
Marie Cohen-Skalli Oui, clairement, on sent que l’État, les collectivités sont prêts à débloquer davantage de moyens pour l’équipement des personnes à faibles
revenus et notamment des jeunes. La crise a montré que l’usage du numérique n’est pas un choix, qu’il touche tous les services du quotidien et devrait devenir un droit ! L’illectronisme est l’illettrisme des temps modernes. La révolution numérique a été très rapide, elle s’est faite en quelques décennies et c’est stigmatisant pour ceux
qui n’ont pas pris le train de la technologie. Chez les publics que nous accompagnons, il peut y avoir une peur de ce monde abstrait. C’est pourquoi il est important
de passer du temps auprès d’eux, avec empathie et sensibilité. C’est ce que font les bénévoles d’Emmaüs Connect ou les personnes en insertion qui animent nos
points d’accueil.